Est-il
possible qu'existe en France une minorité linguistique et culturelle
qui n'ait jamais fait l'objet d'une recherche ethnologique ? Apparemment,
oui. La culture sourde existe depuis au moins deux siècles, mais Yves
Delaporte est le premier Français à s'y être intéressé. Après avoir
travaillé vingt-cinq ans sur les Lapons, cet ethnologue du CNRS vient
de passer dix ans chez les sourds français, une communauté de 80 000
personnes qui vit dans les interstices de la société entendante, invisible
et virtuellement ignorée.
La communauté dont parle Delaporte est celle des sourds profonds
de naissance, des gens dont la langue naturelle ne peut être qu'une
langue des signes (LDS), en l'occurrence la LDS française. Dans Les
sourds, c'est comme ça et Moi, Armand, né sourd et muet, écrit
avec Armand Pelletier, l'ethnologue montre comment, à partir d'un
grave déficit sensoriel, s'est constitué un groupe culturel qui a
des valeurs et des pratiques sociales spécifiques.
En découvrant cette culture sourde, on éprouve la stupéfaction de
Christophe Colomb rencontrant ses premiers Indiens. Une stupéfaction
qui n'a d'égal que l'ébahissement des sourds découvrant leurs premiers
entendants. Lorsqu'Armand Pelletier explique à ses quatre enfants
sourds que les voisins sont des gens qui perçoivent par les oreilles
ce qu'ils ne perçoivent que par des vibrations dans le corps, tous
les quatre réagissent de la même manière : «Ils voulaient absolument
devenir des entendants... ce n'était bien sûr qu'une lubie d'enfants,
qui n'a pas duré.»
Comme dans n'importe quel récit de voyage chez un peuple exotique,
on s'étonne de coutumes si étranges : les banquets sourds, les mains
qui volent dans les «cercles de parole», les dialectes de la LDS française
qui n'ont parfois que 20 % de signes en commun... Mais surtout, on
reste totalement stupéfait en apprenant que 80 % des sourds sont illettrés,
que pendant longtemps ils n'ont eu en classe que des enseignants «parlants»
dont ils voyaient les lèvres bouger sans savoir s'ils faisaient un
cours de français ou de géographie, que tout ce qui ressemble de près
ou de loin à la LDS a été banni pendant un siècle, au point d'interdire
aux petites filles de bercer leurs poupées. Du coup, le français écrit
est non seulement une langue étrangère, mais aussi une «langue
d'entendants» et, à ce titre, détestée.
Depuis une trentaine d'années, la situation s'est améliorée, remarque
Delaporte. Mais le souvenir très présent de ces pratiques explique
sans doute pourquoi les sourds réagissent si violemment contre les
implants cochléaires, parlant de «génocide» et comparant cet
acte chirurgical à la «greffe d'une peau blanche sur une peau noire».
Un geste insupportable pour une culture qui, «présente les deux
principaux attributs sans lesquels aucun groupe ethnique ne saurait
se perpétuer et survivre : la conscience de son excellence et la volonté
de se perpétuer».
Comment définir la «culture sourde» ?
Par la manière dont les sourds se représentent eux-mêmes dans un
monde d'entendants. La grande surprise, c'est que ces représentations
sont radicalement opposées à celles des entendants sur les sourds.
Pour les entendants, les sourds sont des gens qui n'entendent pas,
qui en souffrent et qui recherchent une réparation de cette souffrance.
Pour les sourds, c'est le contraire : être sourd, c'est normal. Il
y a deux manières d'être normal : être entendant ou être sourd. Ensuite,
plus vous êtes sourd, plus vous êtes normal. Les sourds les mieux
installés dans le monde sourd ne sont pas les demi-sourds, mais les
sourds profonds de naissance passés par les grands instituts.
Pour un enfant sourd, quelle différence cela fait-il de naître dans
une famille sourde ou entendante ?
Normalement, on trouve sa culture en naissant. Un bébé lapon appartient
à la culture lapone parce qu'il naît dans un berceau lapon et que
les premiers mots qu'il entend sont des mots lapons. Pour 95 % des
sourds, ça ne marche pas : ils naissent dans une famille entendante.
Mais, dans un petit nombre de cas, l'enfant sourd naît de parents
sourds. Là, la notion de culture sourde est réconciliée avec la définition
ordinaire d'une culture humaine. Dès la naissance, le bébé sourd reçoit
des signes, sa mère sourde le tient plus éloigné : ses techniques
du corps ne sont pas celles d'une mère entendante.
Le paradoxe, c'est que ces enfants sont ceux qui s'insèrent le plus
facilement dans la société entendante. Un enfant sourd dans une famille
entendante ne sait rien de ce qui se passe autour de lui. Dans une
famille sourde, on peut tout lui expliquer. Dans une classe de sourds,
le seul capable de citer un jour de fête était un enfant d'une famille
sourde. C'était le seul à qui son père avait parlé du 14 Juillet et
de la Révolution. C'est lorsqu'on croit voir la plus extrême anormalité
que se rétablit la normalité. A partir de là, on comprend d'autres
choses. Vu de l'extérieur, un sourd qui veut un enfant sourd, c'est
l'horreur absolue. Pour un parent sourd, la découverte de la surdité
chez l'enfant est vécue comme normale, voire heureuse. Quand un arrière-petit-fils
sourd est né chez mon coauteur, Armand, c'était la fête. Pour les
entendants, un petit sourd qui a des parents et des grands-parents
sourds, c'est le malheur absolu. Pour les sourds, c'est le contraire.
Ces familles sont la forme aboutie d'une appartenance culturelle,
de l'existence et de la réalité d'une culture sourde.
Comment les enfants de familles entendantes entrent-ils dans la culture
sourde ?
Tous le disent, l'événement le plus important de leur vie est l'entrée
dans une institution d'enfants sourds. Souvent, le petit sourd n'a
jamais rencontré d'autres sourds. Parfois, il ne sait pas qu'il est
sourd : on ne le lui a pas dit. Il attribue ses problèmes à l'imbécillité
: autour de lui tout le monde communique et comprend, sauf lui. Tous
les sourds, donc, racontent la même chose. Le choc éprouvé en débarquant
dans une cour de récréation, le tohu-bohu gestuel de 400 enfants qui
signent en même temps, les premières minutes d'effarement, le grand
qui rassure et fait les premiers signes. En trois mois à peine, le
petit sourd maîtrise la LDS. Quelque temps après, il reçoit son baptême
gestuel.
Un baptême gestuel ?
Chez les Lapons, les noms officiels donnés par les Norvégiens ne
sont jamais utilisés. Chez les sourds, j'ai retrouvé la même chose.
Toute personne, sourde ou entendante, reçoit un «baptême gestuel»,
elle se voit accorder un nom en LDS. Emmanuelle Laborit est nommée
«Soleil qui part du coeur», moi c'est «Celui qui prend des notes»,
Chirac «Nez pointu», Jospin «Cheveux frisés» et Martine Aubry «Celle
qui se passe la main dans les cheveux».
La LDS, dites-vous, fait perdre sa pertinence à la notion de déficit
sensoriel. Les sourds ont pourtant un manque, comme les aveugles ?
C'est complètement différent. Pour un sourd-muet, ce qui est grave,
c'est de ne pas pouvoir communiquer avec les autres membres de son
espèce. Avec la LDS, le handicap disparaît. Le canal habituel (voix-oreille)
ne marchant pas, ils utilisent un autre canal de communication qui
est là, en veille, et que l'espèce humaine n'utilise pas, ou très
peu : le canal visuel-gestuel. Il n'y a pas d'autre exemple d'une
déficience aussi grave qui ait été contournée par une création culturelle
collective aussi géniale que la création d'une langue. J'en suis convaincu,
le fait que le cas des sourds soit unique est une des sources de leur
malheur. On a toujours du mal à penser ce qui est unique.